La pêche aux émotions...
- Anne Laure Joalland

- 13 déc. 2024
- 3 min de lecture
Un matin de marché en banlieue parisienne, pareil à tant d'autres devenant si singulier...
J'arpente les allées clairsemées en cette période estivale.
Je croise des mines au teint hâlé fleurant bon le soleil capturé durant les vacances désormais achevées et peaufiné en terrasse en fin de journée…
Des marchands manquent à l'appel habituel, remplacés par des écriteaux annonçant la fermeture pour congés d'été.

D'autres ont résisté à la tentation du grand large, attendent le chaland devenu plus rare, profitent du calme pour écouter leurs clients narrer leurs vacances dans des contrées plus ou moins lointaines.
Les tenues sont plus colorées tout comme les étals des marchands regorgeant de fruits et légumes baignés de soleil.
Je longe l'étal du poissonnier, échange un regard complice avec les sardines qui me font l'œil puis me ravise aussitôt...
Dans ma mémoire, persiste le souvenir olfactif vivace de la cuisson de ce poisson bleu typique de mes côtes bretonnes natales, flottant dans l'air plus d'une semaine après les avoir grillées dans mon appartement...

J'arrive au niveau du boulanger, pose un regard sur ses pastéis de nata, ce flan crémeux finement vanillé, meilleur légèrement réchauffé et saupoudré de cannelle.
Une simple bouchée de cette pâtisserie et je suis transportée dans le mythique tram 28 jaune citron
arpentant les ruelles sinueuses de l'Alfama.
Après une point d'hésitation, je renonce à m'en offrir, fait primer la raison… pour cette fois et me concentre sur l'objectif initial de ma venue au marché : l'achat des fruits et légumes.
J'aperçois à quelques mètres mon primeur habituel hélant les clients, leur promettant des petits prix réservés à leurs beaux yeux.
Avant de l'atteindre, je ralentis le pas devant les fleurs de lilas de toute beauté à cette période de l'année. Face au prix, pour moi qui ai grandi avec une immense lilas à portée de sécateur, je renonce...
Le lilas restera pour ce jour cantonné à mes souvenirs d'une enfance rurale.
Ses pérégrinations intellectuelles résolues, j'atteins enfin mon objectif : mon vendeur de fruits !
Il me connaît bien, me repère rapidement et me lance son habituel "j'ai quelque chose spécialement pour vous ", me désignant du regard les fruits abîmés qui termineront en confiture et ajoute "car, je sais, que vous, vous savez les utiliser".
Cette phrase suffit à me sentir investie d'une mission qui me dépasse...
Avant que nous n'entamions nos habituelles négociations de fruits achetés par 5 kg, il me tend un pêche de vigne en me précisant "Goûtez moi ça, vous m'en direz des nouvelles..."
Je croque dans la pêche et immédiatement une émotion me saisit, une larme perle sur ma joue.
En une bouchée, cette pêche de vigne, à la peau duveteuse, acidulée, me propulse en enfance.
Je suis au milieu de ce marché, transportée dans les lieux de mon enfance aux confins des Pays de la Loire et de la Bretagne et dans le temps.
Les soirs d'été, à la lumière rasante, la chaleur retombée ayant gorgé l'herbe et la terre d'une odeur ancrée, j'accompagnais ma grand-mère dans le champ où ses poules gambadaient en toute quiétude.
Les bienheureuses ignoraient qu'elles allaient permettre de réaliser une délicieuse poule au pot l'hiver suivant. Comme quoi, l'ignorance a parfois du bon...
En bas de ce champ, trônait fièrement un magnifique pêcher planté bien avant ma naissance, donnant des pêches de vigne.
Non pas les pêches plates commercialisées sous ce nom, des pêches petites comme des abricots mais en version pêche.
Nous les ramassions chaque soir pour éviter que les fameuses poules n'en fassent leur festin.
Armées de nos seaux, nous les cueillions et je le confesse, j'en dégustais en cachette quelques une au passage, rendant la tâche plus douce mais aussi moins efficace....
Ma grand-mère découvrait bien sûr ma supercherie, me glissait prévenante "n'en mange pas trop, tu vas être malade..."
Un "Ca va ? " lancé par mon vendeur attristé de voir des larmes coulées sur ma joue, à cause d'une pêche, me sort de ma rêverie nostalgique...
Je bredouille un "oui, oui" pudique, m'éloigne pour prendre l'air et me remettre de mes émotions...
Une simple pêche m'aura fait voyager l'espace d'un instant, à des kilomètres du bitume parisien et des années en arrière pour redevenir la petite fille blonde aux grands yeux verts qui ignoraient que son destin l'emmènerait loin de ce pêcher solidement enraciné...
Et si les souvenirs olfactifs et gustatifs n'étaient-ils pas simplement destinés à nous remémorer d'où nous venons ?
Je vous souhaite de voyager sans billet et avec surprise dans vos souvenirs à la pêche aux émotions enfouies....
Anne-Laure Joalland
Fondatrice de Lyzée.
Vous souhaitez écouter cette histoire ?
Avec cette vidéo, je vous emmène faire un tour de marché avec moi :
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